« Je n’ai pas la prétention de changer le monde »
Mes clients s'intéressent depuis plusieurs années à la notion de «role model» pour stimuler les vocations, faire éclore les potentiels, encourager les initiatives ou stimuler les comportements positifs. Le terme «role model» émane du sociologue américain Robert King Merton*. Il formule l’hypothèse que les individus se comparent à des groupes de référence pour s’élever au-dessus de leur condition sociale. Il développe l’idée qu’un ou une «role model» est une personnalité dont le comportement, l'exemple ou le succès est (ou peut-être) imité par des tiers, notamment par des personnes plus jeunes.
Le poète Georges Brassens
Le leadership suppose des qualités exceptionnelles, un parcours personnel empreint de maturité et quelquefois de résilience. Celui de Georges Brassens est, à bien des égards, exemplaire. Il connait le succès assez tardivement et reste 40 ans après sa disparition une icône de la chanson française.
En 30 ans de carrière Brassens a écrit environ 250 chansons, il a vendu 20 millions de 33 tours, ce qui - à l'époque où il chante - est un record absolu en France. Le succès de Brassens ne se mesure pas qu'en chiffres. Il se mesure aussi en symboles. Le terme « role model », traduit en français par « modèle de rôle » intègre des dimensions d’identification, d’aspiration et de responsabilité. À ce titre, Georges Brassens avait conscience de la portée de son travail, de ses textes, deses prises de position, même s’il s’en défendait systématiquement avec la modestie qui le caractérisait. Lorsque Jacques Chancel, en novembre 1971, lui prédisait que, plus tard, ces textes seraient cités comme ceux des plus grands poètes, PaulÉluard, Valéry ou Boris Vian, il répondait: « Nous verrons, nous verrons ». Il laisse derrière lui une œuvre immense et l’image d’un homme simple et modeste. Un homme fidèle à ses valeurs, le mauvais garçon qu’il était, s’était mué en témoin de son temps, sans jamais prendre la grosse tête, cherchant toujours le mot juste.
Rigueur et fantaisie
L’homme fascine par sa singularité et par sa capacité à conjuguer rigueur, classicisme et fantaisie dans sa musique comme dans ses textes. Pour une oreille non avertie ses morceaux n’était qu’une succession d'arpèges répétitifs alors que tous ceux qui ont joué du Brassens témoignent de la complexité de ses lignes mélodiques. Il écrivait des « fantaisies** », des variations personnelles sur la base d’accords classiques et connus. Sa musique était à la fois personnelle et formelle et ses chansons coulent encore en nous comme « l'eau de la claire fontaine ». Dans son écriture, dans sa poésie, le sétois lettré respectait toutes les règles de la versification, aussi bien sa métrique, son rythme que sa sonorité. Sa fantaisie reposait sur l’effet de surprise créé par son champ lexical et le choix de ses métaphores.
Rigueur et fantaisie, un héritage de Georges Brassens pour les artistes mais aussi pour nous, pour vous, qui savez combien le respect du cadre, de la culture de l’entreprise, de ses codes sont nécessaires pour assoir un socle commun de références. Les normes sont, dans bien des domaines, indispensables pour garantir qualité et sécurité industrielle et humaine. Cependant, les process, les règles peuvent aussi être perçus comme des contraintes, comme des obstacles à l’innovation ou à la créativité. La conjugaison de l’existant avec la pensée disruptive, la conjugaison du sérieux avec la légèreté, la conjugaison de la standardisation avec l’exception sont autant d’occasions de révéler le meilleur de chacun et chacune. Elles sont autant d’occasions de chercher des « role model » qui ont su changer les choses sans les changer totalement et vivre avec la norme sans se sentir enfermé. Dans les équipes, que j’accompagne, ces thématiques reviennentrégulièrement. Je me souviens avoir assisté à un recadrage d’un manager auprès de son équipe : « Soyez sérieux, cessez derire, le sujet d’aujourd’hui est sérieux ! ». Comme si légèreté et détente ne pouvait pas rimer avec sérieux et efficacité.
La fantaisie peut être une manière d’inviter les émotions positives dans des espaces de tension, elle peut être une manière de faire un pas de côté pour mieux se recentrer sur les solutions. La fantaisie est aussi l’art de parler de soi, comme le faisait Georges Brassens, pour mieux se faire comprendre de toutes et tous. Son œuvre est l'archétype des histoires universelles, de celles qui peuvent plaire à tout le monde, ou presque et qui nous touchent immédiatement : Aude à l’amitié dans « Chanson pour l’auvergnat », témoignage de gratitude dans « La canne de Jeanne », déclaration d’amour dans « Une jolie fleur dans une peau de vache ». Qu’on se rallie ou non à ses idées anarchistes, à ses colères, il a marqué son époque avec son travail inlassable sur les mots, son swing que l'on nomme "la pompe" et sa voix rocailleuse.
Ainsi donc, Georges Brassens, le saltimbanque, le monument de la chanson française, incarne-t-il bien des qualités priséespar le monde du travail : l’humilité, la droiture, la profondeur, le sens des mots et des histoires. L’artiste continue d’inspirer la jeune génération montante.
L’homme qui « n’avait pas la prétention de changer le monde », comme il le disait dans cet extrait de l’émission Radioscopie, avait comme philosophie de respecter l’autre, de savoir dire sa vérité, « tout en laissant des portes ouvertes».
>> EN SAVOIR PLUS
* Robert King Merton (1910-2003), est un sociologue américain. En 1994, il est le premier sociologue à recevoir la National Medal of Science, récompensant ses nombreuses et importantes contributions en sociologie. Robert King Merton est considéré par beaucoup comme le fondateur de la sociologie des sciences. Il a développé des concepts notables tels que les conséquences inattendues, les rôles modèles, les concepts de plafond de verre, de réseautage, ou de mentorat, les prophéties auto-réalisatrices, les théories de moyenne portée, ou encore la socialisation anticipatrice et les groupes de référence. Il a introduit le concept de sérendipité en sociologie.
** En musique classique, la fantaisie est une composition de forme composite, par opposition aux formes musicales strictes telles que la sonate. La fantaisie n’est donc pas l’improvisation, qui elle s’écarte du cadre, mais une composition qui accorde une place prédominance à la subjectivité du compositeur sur le respect scrupuleux de cadres traditionnellement reçus.
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